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"Ce que le lieu fait à l’écriture", par Veronika Mabardi

jeudi 19 avril 2018

Riches de toutes les écritures qu’elles représentent, la SACD et la Scam vous proposent des regards croisés entre des auteurs et des autrices. Pour multiplier les points de vue, confronter les idées, offrir des variations sur un thème... Ici, Veronika Mabardi décrit son espace idéal pour travailler. En extérieur, ailleurs ou chez soi, chacun.e trouve sa place pour écrire.

« La pensée est sauvage. Si le corps, bien domestiqué, a appris à rester dans l’enclos, la pensée s’échappe où bon lui semble, et de préférence où on ne l’attend pas. Un bon écrivain n’écrit que ce qu’il pense, dit Benjamin dans Images de Pensée. La phrase me tombe sous les yeux dans le 66, entre
Presse et Patrie. À ce stade de ma lecture, j’ai oublié l’autobus. Le livre m’enveloppe au point que ce soir, si on me demandait où j’aimerais écrire, je répondrais : entre deux pages d’Images de Pensée.

La phrase n’écrire que ce qu’on pense m’a arrêtée, au bout d’un chemin de mots. Benjamin m’a fait traverser Moscou en 27, puis Paris, San Giminiano, le cabinet de Goethe. J’ai visité ses rêves, son trouble, et puis : « N’écris que ce que tu penses. » La phrase m’atteint. Je lève les yeux pour en sentir l’écho, la laisser agir... et je me retrouve dans le 66 embouteillé en double file, au milieu des corps hébétés, face à un bébé accroché au GSM de sa mère, elle-même collée à un autre appareil... Là où va le regard, va la pensée, et où va la pensée, la main suit... dit le proverbe.

Si je peux m’absorber dans l’espace que fabriquent les mots – les miens ou ceux des autres – peu importe où j’écris. Et s’il ne s’agit que d’écrire, beaucoup d’endroits font l’affaire. J’y écris avec, dans ce qui m’entoure, et mon corps s’imprègne de l’endroit où je l’ai posé. La matière sensible du lieu, sa vibration, son tempérament ; tout produit du sens et du mouvement. Il suffit de rester tranquille, au diapason d’un endroit, pour qu’un fragment surgisse auquel je pourrai revenir, plus tard, ailleurs.

Mais les lieux ne se laissent pas faire, ils demandent du temps. Il ne suffit pas d’y passer un moment. En 2003, un texte est resté suspendu dans la douceur du soir au-dessus du Niger. Quelques mots et un rythme, une température... il y avait quelque chose à écrire là. Je suis rentrée trop tôt à Bruxelles et reprenant mes notes, je n’y ai trouvé que des mots. Travailler, refaire, n’a pas suffi. Il faudrait revenir au fleuve, s’asseoir avec les enfants, dans leur rires et le bruit des pinasses, rester à divaguer en regardant la rive, entre la poussière et les clapotis, pour retrouver ça, à l’endroit précis où je l’ai laissé il y a quinze ans. Ça : ce qui se tramait sous les mots avant l’écriture. Ce désir, cette intuition : ici, écrire.

Pour écrire – intransitif – certains lieux, certains livres, certaines présences sont des adjuvants, si on sait les reconnaître. Mais lorsqu’il s’agit d’écrire quelque chose, de mettre à jour une pensée indépendante de ce qui se présente à nous du dehors, s’il s’agit de penser, ré-écrire, travailler – car c’est bien là que tout commence vraiment, dans la solitude – l’endroit à trouver est en moi. Le rejoindre, c’est se déprendre du lieu, pour qu’en levant la tête, rien ne m’entraîne ailleurs. Se déprendre de soi, s’abstraire, que n’existe plus que cette obstination de gamine qui se mord la bouche devant son tas de Kapla. »

Ce texte a été publié dans le numéro 1 du Magazine des Auteurs et des Autrices, paru en mars 2018.


L'autrice

Veronika Mabardi écrit, joue, met en scène ses pièces et celle des autres. Aujourd’hui, l’écriture est centrale dans son travail, solitaire (roman, poésie), ou en collaboration avec d’autres artistes (plasticiens, musiciens, danseurs, créateurs sonores...). Elle anime des ateliers d’écriture et accompagne des auteurs dans leur processus, notamment à l’INSAS.

Elle a réalisé, dernièrement, la création radiophonique Dis-moi (Zeg het maar in Frans). Son roman Les Cerfs, vient d’être réédité aux Éditions Esperluète et sa pièce Adèle, écrite pour la comédienne Agathe Détrieux, est actuellement en tournée.


Pour aller plus loin

Retrouvez :

. le texte de l'auteur Fabrice Kada, pendant de celui-ci dans la rubrique "Regards croisés" du Magazine
. des réponses d'auteurs et d'autrices à la question "et vous, vous écrivez où?", en vidéo sur Bela
. le nouveau Magazine des Auteurs et des Autrices
. plus d'informations sur la Maison européenne des Auteurs et des Autrices

 

© Photo : Alice Piemme

"Ce que le lieu fait à l’écriture", par Veronika Mabardi