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Esprits libres - épisode 6 : 1 mètre 50, par Abdel de Bruxelles et Véronique Bergen

jeudi 4 juin 2020

Le déconfinement débute, mais n'oublions pas de respecter la distance de sécurité ! Un mètre cinquante, une marge, un écart, une élongation qui ont bien inspirés Véronique Bergen et Abdel de Bruxelles à qui nous avions proposé d'interpréter ce thème dans la création de leur choix, pour le 6ème épisode de notre série "Esprits libres". Nous les remercions de s'être prêtés au jeu, et c'est avec autant de plaisir que de fierté que nous vous invitons à découvrir le résultat !

 

 

 

  1mètre 50, illustration d'Abdel de Bruxelles pour la Scam et la SACD

Abdel de Bruxelles
Je veux en voir plus !

 

« Si Jules César s’était tenu à moins d’un mètre cinquante de la diva Cléopâtre, le nez de Cléo VII lui eût paru plus court. Si le nez de la reine d’Egypte lui eût semblé moins long, Césarion n’aurait jamais vu le jour. Ce qui ne manque pas d’interloquer, c’est la précision. 1 mètre 50. Une mesure frappée dans le marbre. Pas 1 mètre 52, pas 5 pieds ou 3 millions de poucettes. L’unité retenue est géodésique, post-Ancien Régime. Pourquoi 1 mètre 50 quand la flèche de Cupidon parcourt facilement trente mètres, quand la relativité restreinte nous a appris qu’il y a contraction des longueurs et dilatation des durées lorsque le référentiel évolue à une vitesse pharaonique ? Pour les rappeurs aux zygomatiques entraînés, ça donne un monosyllabe compressé style « inmètcinkant », presque une onomatopée. Pour les dyscalculiques sévères, c’est un supplice, un chemin de croix numérologique. 1 mètre cinquante, serait-ce la taille de Napoléon moins vingt centimètres ? Ou bien la taille d’un vocable s’étirant comme les bras et les doigts d’Adam et de Dieu au plafond de la chapelle Sixtine ? Écrire un mot long d’un 1m cinquante comme « maaaaaaaman » évitait-il les crises d’asthme à Proust ?

Les plus sceptiques y décèlent un message codé, un crypto-rébus. Les querelles entre déchiffreurs du mot de passe, entre cabbalistes et néo-pythagoriciens font rage. Une minorité dissidente soutient que celui qui tire les ficelles en coulisses, c’est le nain Atchoum, aidé par le Grand Schtroumpf. L’étoffe du réel est écrite en langage mathématique. 1,50 m appartient aux lois fondamentales, comme 3,14, le nombre Pi, comme 9,81 mètres par seconde au carré. Un postillon saute moins loin qu’une puce, laquelle saute moins loin qu’un tigre. À un mètre cinquante de toi s’étend la Terre promise, le corps de l’amante mais le fruit est défendu. Eve revient sur Terre au mauvais moment. La pomme est sur la première branche, à un mètre cinquante du serpent qui délaisse Eve, trop occupé à construire une arche de 150 mètres carrés pour sauver les pangolins, les chauves-souris, les tigres, les ours. À un mètre cinquante de nos colères, le corps sans vie de George Floyd, tué par un policier dopé au Ku Klux Klan, les manifestations, les émeutes dénonçant le xème meurtre d’un Afro-Américain par la police.

À plus d’un mètre cinquante, la mort gronde, ouvre la gueule. En deçà de cette frontière invisible, elle se tient coite, partisane du principe du moindre effort. Ceux qui ont des troubles dans la perception des distances doivent s’enfermer dans des coquilles d’œuf. Les mégalomanes dont l’ombre mesure 1 mètre cinquante à midi prétendent que cette nouvelle loi planétaire a été votée en leur hommage. Les danseurs de tango ont inventé un tango dorsal qui exige la fixation d’une barre d’1,50m au niveau des omoplates.

Les oiseaux, les mammifères, les enfants se moquent de cette petite distance de rien du tout, eux qui volent, galopent, courent dans des songes de terre ou de ciel. La nature a horreur du vide. Aristotéliciennes, les plantes s’étendent entre les humains isolés dans leur bulle invisible. L’endroit où César, encore lui, traversa le Rubicon, devait avoir cette fichue largeur qui règne en maître en 2020. À jeun, même les esprits les moins acquis à la géométrie évaluent vaille que vaille la distance minimale obligatoire. Mais, sous substances, imbibés, accros aux étoiles, à la poudre galactique, ils passent dans l’univers de Lewis Carroll et 150 cm deviennent un centimètre quand on est féru des paradoxes d’Alice. Je vous confie un secret. 1m50, ce n’est pas la longueur de mon chat qui s’étire. 1m50, c’est le bruit de l’amour qui fond sur des corps nus, ouverts au solstice d’été. »

Véronique Bergen
L'autrice a reçu le Prix Scam Littérature 2019

 

Alors que nous sommes toujours confiné.e.s, nous vous proposons des instants d'évasion grâce à une série de petites créations littéraires, graphiques, animées, sonores, par deux de nos auteurs et autrices membres, à découvrir chaque semaine !

. Épisode 1 : le masque, par Nicolas Vadot et Nicolas Marchal
. Épisode 2 : le toucher, par Aurélie William Levaux et Yoann Stehr
. Épisode 3 : le balcon, par Karel Logist et Rebecca Rosen
. Épisode 4 : la gouttelette, par Maïa Aboueleze et Iris Alexandre
. Épisode 5 : l'apéro, par Virginie Hocq et le Collectif Wow (Florent Barat, Emilie Praneuf et Sébastien Schmitz)
. Épisode 6 : 1 mètre 50, par Abdel de Bruxelles et Véronique Bergen
. Épisode 7 : les applaudissements, par Caroline Berliner et Vincent Sornaga
. Épisode 8 : la vidéoconférence, par Linda Lewkowicz et Manuel
. Épisode 9 : la solidarité, par Marie Colot et Aniss El Hamouri
. Épisode 10 : le monde d'après, par Mohamed Ouachen et Gwendoline Gamboa