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Coup de projecteur sur Salim Djaferi, Prix SACD Spectacle vivant 2022 avec "Koulounisation"

mardi 6 juin 2023

© Thomas Jean Henry

Le travail de Salim Djaferi "à la rigueur du théâtre documenté (voire documentaire), mais aussi l’onirisme de la magie nouvelle", on parlerait même "d’un théâtre documenté, habité, léger et essentiel.". C'est pour ces qualités qu'il a été récompensé du Prix SACD Spectacle Vivant 2022 pour son puissant et poignant spectacle Koulounisation, dont il est l'auteur et interprète. Découvrez sans plus attendre l'éloge du comité belge à son sujet, ainsi que son portrait par Isabelle Plumhans. 

L'éloge du Comité belge

Sur scène, un auteur interprète et une quête vertigineuse: enquêter/aller à la rencontre – de part et d’autre de la Méditerranée – de l’Histoire de l’Algérie par les mots pour dire «colonisation». Par le langage, Salim Djaferi démêle les fils d’une pelote faite d’expériences et de points de vue différents. Il interroge la mémoire de l’Histoire. Qu’est-ce qu’un «événement»? Qu’est-ce qu’une «guerre»? Qu’est-ce qu’une «révolution»? … Cette recherche sur la précision des mots – sur ce qu’ils produisent – comment ils arrêtent notre pensée ou nous déplacent – est bouleversante et nous met en mouvement avec lui. La simplicité de sa présence sur le plateau, la générosité avec laquelle il transmet aux spectateurs et spectatrices les témoignages qu’il a recueilli et ses questionnements, le rendent terriblement attachant. Salim Djaferi, nous l’aimons.

Le travail de Salim Djaferi a la rigueur du théâtre documenté (voire documentaire), mais aussi l’onirisme de la magie nouvelle. Concret et poétique, son spectacle Koulounisation est puissant. Nous sommes heureux et heureuses de saluer ce premier spectacle, son équipe, notamment Delphine de Baere et Clément Papachristou, et bien sûr son auteur : Salim Djaferi. Bravo et merci à lui.

Céline Beigbeder, membre du Comité belge

Salim Djaferi, personnel et évènementiel, portrait d'Isabelle Plumhans

Salim Djaferi aurait dû ne pas être du théâtre.  Salim Djaferi est comédien, metteur en mots, metteur en scènes. Les scènes où il aime s’inventer un personnage, pour se raconter. Salim Djaferi a trouvé son langage, aujourd’hui. Celui d’un théâtre documenté, habité, léger et essentiel. La preuve avec son Koulounisation, upercut théâtral à l’humour fin et à la dénonciation utile, fait, littéralement, de bouts de ficelle et plaques de polystyrène. Rencontre posée et documentée.

© Thomas Jean Henry

« Pour moi, le théâtre, ce n’était pas un métier, ça n’existait pas. » C’est avec un calme très sérieux, mais l’œil qui pétille, que Salim pose l’affirmation, quand nous le rencontrons au centre de Bruxelles, devant un café à deux pas du Canal. Après notre entrevue, il file à Paris, y jouer Des caravelles et des batailles, au théâtre de la Bastille. « Une écriture collective, admirablement mise en scène par Elena Dorassiotto et Benoît Piret. Ça fait du bien de jouer ça… ». Salim Djaferi est français, d’origine algérienne. Il grandit près de Paris, « dans le 93 puis le 78, bref, ce qu’on appelle la banlieue. ». Ses premiers pas au théâtre, il hésite… « C’est ma mère qui m’a inscrit, parce que j’étais timide. Mais je n’ai pas pu continuer, c’étaient des cours privés, trop chers ». Après cette première expérience, Salim continue de fréquenter les cours de théâtre au club de midi du lycée, « ils étaient gratuits ». Après le bac, il entreprend des « études concrètes, de celles qui donnent un job après ton diplôme. Enfin, c’est ce que je croyais. » Ce sera le D.U.T. en commerce, puis un master de langue à la fac.

« Pour moi, c’était d’autres personnes que moi qui faisaient du théâtre. » Sauf que, diplômé, un job plus loin, dans le « marketing créatif », installé à Paris… « avec d’autres fréquentations, dans un autre milieu… », il se sent posé et reprend le théâtre, en amateur, dans une école privée parisienne. Pour le plaisir. Puis, un jour, un déclic : « un ami me présente Gwendoline Gauthier. Elle est comme moi, issue d’un milieu populaire. Elle m’explique qu’il y a des écoles de théâtre, diplômantes, gratuites… Elle m’entraîne avec elle. » Salim passe alors le concours du TNS (Strasbourg). « Je mélangeais tout. Le théâtre, les grandes écoles, Paris… Je me suis ramassé. Alors j’ai voulu quitter la France, partir en Francophonie. » Soit au Québec, soit en Belgique. Comme pour tout, dans son parcours, Salim Djaferi rationalise. « J’allais beaucoup au théâtre, et découvrais un théâtre belge qui me plaisait, comme le TG Stan. Et puis, la Belgique, en train, c’est plus simple et moins cher que Montréal en avion... » Il présente alors l’examen d’entrée à l’INSAS et au Conservatoire de Liège. Arrête en cours d’épreuve le concours de l’INSAS, est pris à Liège. Liège, où il découvre un théâtre engagé, militant.

Théâtres et (in)dépendance

En dernière année, lui et plusieurs étudiants de sa promotion squattent l’ancien théâtre de la Place, et y organisent des représentations. Ça durera six mois, ce sera une école de vie et de théâtre. « On était dans un squat, à la frontière entre l’artistique et le militantisme. Après cette expérience, on a cherché un autre lieu à squatter, pour reproduire la chose mais dans une moindre ampleur. » Après des mois de recherches, ils trouvent un entrepôt, propriété de la Ville, vers le quartier Saint Léonard. Le résultat de ce labo in situ de deux ans ? « Almanach, un spectacle collectif présenté au festival Emulations. Ça fermait un peu la parenthèse de Liège, puisqu’après pour la plupart dans le groupe, on est parti à Bruxelles » souligne Salim. De ces aventures, il retient l’artistique, bien sûr, mais aussi la militance. « On naviguait entre les possibles et les milieux et c’est ça qui était intéressant… et drôle : on a pu créer in situ, dans un lieu impossible, quelque chose qui finalement a eu droit aux honneurs du théâtre officiel de Liège ! »

A Bruxelles, que Salim connaît déjà - il a participé à deux projets du RITS lors de son cursus au Conservatoire - il enchaîne les petits boulots dans les bars et participe à sa première pièce professionnelle, et documentaire, Do you still love me, de Sanja Mitrovic. Un spectacle sur les supporter « ultra », qu’il présentera à Marseille, qui le confrontera professionnellement au théâtre documentaire. Puis, il enchaîne sur un premier projet personnel. « Je m’intéressais au sacré musulman, et à mon rapport à la religion. J’avais décidé d’investiguer ça en me penchant sur les tapis de prières ». Un jour, une amie d’ami lui téléphone, elle a quelques questions à lui poser sur la religion musulmane… pour une résidence qu’elle mène entre Bruxelles et Marrakech. « J’apprends avec cet appel l’existence de cette résidence » nous explique Salim. « J’envoie un mail aux directeurs des Halles, à l’époque, Christophe Galent. Je lui confie mon projet de recherche, estimant qu’il peut s’inscrire dans cette résidence. Quelques semaines plus tard, j’étais à Marrakech. J’ai développé là mon premier spectacle, une performance : Sajada / Le lien ». Sajada, ça veut dire tapis de prière en arabe. Pour cette performance, Salim rencontre plusieurs pratiquant.e.s, qui lui confie leur rapport à la religion et à l’objet. Lui confie leur tapis de prière, aussi. La représentation, c’est la présentation de chaque tapis, avec son histoire. La performance donne lieu à une exposition de tapis et de témoignages sonores. Le travail de détournement de l’objet au service d’un travail documentaire, documenté, humain et sensible a commencé, pour l’artiste. Koulounisation est dans cette lignée.

© Thomas Jean Henry

Rencontres et perspectives

Puis, il y a eu cette rencontre déterminante, avec Adeline Rosenstein. « Sa pièce Décris-ravage tournait. Je n’avais pas pu la voir, mais j’avais beaucoup lu à son sujet. Je me sentais proche de son esthétique et du caractère politique de son travail. De son côté jusqu’au-boutiste aussi : proposer un spectacle de quatre heures, c’est un acte fort pour une artiste ». Cette rencontre, elle se fera au cours d’un atelier « anti-université » qu’Adeline propose au théâtre Océan Nord. « On était une trentaine, et on pouvait tout tester, sans limite. Je m’y suis inscrit avec pour projet de recherche sur ce que j’appelais la guerre d’Algérie que je connaissais mal, malgré mes origines. Je voyais ce stage comme un approfondissement de mes connaissances ». Le stage est fait de deux modules. Entre les deux, Salim Djaferi s’envole en Algérie. En revient rempli de sensations et de savoirs collectés, d’autant qu’il y voyage durant l’Hirak, la révolution moderne d’Algérie.  « Cette rencontre avec Adeline m’a permis de décloisonner les choses. Je m’explique : elle travaillait sur un terrain qui a priori n’était pas artistique, mais documentaire – en l’occurrence l’occupation de la Palestine. Et, au final, elle en fait un spectacle ». C’est guidé par cette volonté de politiser la scène, ou de poétiser le propos, qu’il invite Adeline Rosenstein en regard dramaturgique à son Koulounisation. Ce spectacle, basé sur l’analyse linguistique, aborde les liens entre français et algériens, les racines et les ailes d’un peuple à qui on a pris beaucoup, en ce compris son nom, ses noms. Un spectacle sur la présence dans l’absence, sur le déracinement et l’envie de s’ancrer. Un spectacle teinté d’humour, aussi, parce que Salim ne sait pas faire sans ça. Un spectacle dont la scénographie se monte en même temps que le récit se construit. Un spectacle qui ne cache rien, et c’est important, parce que c’est de ça dont il est question : mettre à jour les silences et les non-dits et mettre en lumière les détours des histoires -de famille- en lien avec l’Histoire. « Avec tout de même très tôt l’intention de mentir, de jouer des artifices du théâtre, d’utiliser la magie, qui est le mensonge par essence. Il y avait cette double volonté. Tout montrer, et se jouer de la réalité. C’est facile d’éblouir avec un gros décor, des artifices, sans laisser la place à la pensée. Dans Koulounisation, même le rythme de la parole est une esthétique. Il y a des pauses, visuelles et rythmiques, pour laisser aux gens le loisir de penser. »

Le spectacle et son aspect documentaire aurait pu virer à la conférence gesticulée. Il n’en est rien.  « J’avais besoin d’utiliser les outils du théâtre. Parfois, le théâtre documentaire oublie l’esthétique. Or, les sujets que nous abordons, nous qui faisons du théâtre documentaire, sont des sujets qui méritent d’être esthétisés, fictionnalisé, rêvé, souligne le comédien. J’estime que j’aurais raté quelque chose si mon spectacle avait juste été un constat : ça ne va pas ou ça n’a pas été. Je ne voulais pas que le spectateur sorte en se disant, seulement « J’ai appris quelque chose. Il fallait de la narration : c’est pour ça que le théâtre est là. » Là, le théâtre, quand le comédien metteur en scène s’éclate la tête dans du jus de betterave, là le théâtre quand des plaques de polystyrène cassées ou des clous enfoncés surgit une émotion. Alors, Koulounisation touche. Et touche un public large. Touche tous ceux qui, un jour, d’une façon ou d’une autre, se sont senti colonisé, brimé, oublié. Un spectacle d’utilité publique, humour en bandoulière, esthétique de la lenteur et de la sobriété, documentation fouillée et émotions sublimées en prime.

Isabelle Plumhans

Pour aller plus loin

Pour obtenir plus ample information sur Koulounisation.

Pour avoir accès au dossier de presse de Koulounisation.

Retrouvez l'ensemble du palmarès des Prix SACD 2022.

© Thomas Jean Henry

Coup de projecteur sur Salim Djaferi, Prix SACD Spectacle vivant 2022 avec "Koulounisation"
©Marie-Valentine Gillard

Formé à l'ESACT de Liège, Salim Djaferi est acteur, auteur et metteur en scène. C'est la création in situ Almanach, du Collectif éphémère Vlard, présentée au Festival Emulation 2017 au Théâtre de Liège qui l'impose comme tête chercheuse, exigeante et engagée de la jeune scène belge. Après l'installation/performance Sajada/Le lien en 2019, le fruit d'une collecte de témoignages et de tapis de prière musulmans auprès des personnes pratiquantes en Belgique, au Maroc et en France, Salim Djaferi crée son premier spectacle au théâtre, Koulounisation, en 2021, aux Halles de Schaerbeek à Bruxelles.