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Coup de projecteur sur Shantala Pèpe, Prix SACD Chorégraphie 2022 pour "Rafales"

mardi 6 juin 2023

©Aurélie Leporq

"Rencontre avec la force vive et douce d’une créatrice plurielle" : Shantala Pèpe est l'heureuse lauréate du Prix SACD Chorégraphie 2022 pour son oeuvre Rafales. "Un naufrage survenu au large de Lampedusa en 2019", "un métarécit dansé", " une recherche historique et visuelle poussée", voilà quelques ingrédients permettant d'appréhender Rafales et le travail consciencieux de Shantala Pèpe. Découvrez l'éloge du Comité belge et l'entretien réalisé par Isabelle Plumhans !

L'éloge du Comité belge

Sur scène, sous une froide lumière bleue tamisée, une ombre, puis une autre errent sur le qui-vive dans un espace aux résonnances caverneuses. Bientôt, ils sont cinq. Ils sont perdus. Chacun se lance, se trompe de certitude puis repart vers l’inconnu. Peu à peu, ils se reconnaissent dans leurs recherches de terre ferme et s’unissent pour une traversée plus qu’incertaine. Ils sont ballotés par les vagues, renversés par le vent, mais ils sont soudés. Ainsi, personne ne sombre. Touchée par un naufrage survenu au large de Lampedusa en 2019, Shantala Pèpe entame une recherche historique et visuelle poussée qui servira de point de départ à une création faite en complicité avec les danseurs de la Compagnie MANA. L’allusion à la migration est omniprésente aussi bien dans la mise en scène que dans les corps, leurs mouvements, leurs agencements. Mais loin d’être une prise de position contre une injustice, Rafales est un métarécit dansé où les humains, cahotés par des forces plus grandes qu’eux, se lient les uns aux autres et trouvent leur ancrage.

Catherine Montondo, membre du Comité belge de la SACD 

Corps accords, portrait de Shantala Pèpe par Isabelle Plumhans

Elle est française, mais dit septante. Il faut dire que ça fait un bail qu’elle est installée à Bruxelles, Shantala Pèpe. Cette native de Biarritz a étudié la danse au conservatoire d’Avignon, à cause de sa prof de danse contemporaine à Nouméa. C’est qu’elle a bourlingué, Shantala ! Peut-être, d’ailleurs, est-ce ça qui lui a conféré cet onirisme teinté de réalisme physique et pluriel, marque de fabrique de ses créations chorégraphique, et de son poético-politique Rafales. Rencontre avec la force vive et douce d’une créatrice plurielle.

Fille d’un musicien chanteur et d’une mère chanteuse et infirmière, elle file enfant avec ses parents à Montpellier, où elle étudie la GRS (gymnastique rythmique et sportive), avec succès. Puis quand la famille déménage en Calédonie, elle tente de trouver un palliatif à ce sport qu’elle adore. Ce sera la danse. Classique dans un premier temps, puis jazz, beaucoup, et passionnément. « Le classique, ça m’ennuyait. Je m’éclatais dans le jazz. » Or, sa professeure est passée par le Conservatoire d’Avignon. Quand la mère de Shantala décide de rentrer en métropole, elle les convainc d’inscrire la prometteuse jeune danseuse au concours d’entrée de l’école. Shantala réussit l’examen, et commence un parcours classique. « Les remparts après le lagon, c’était pas très sexy, sourit-elle. A l’école, j’avais une base classique obligatoire, je faisais du jazz contemporain, aussi. C’était une formation à l’ancienne, avec pesée chaque semaine. C’était surtout un microcosme, un monde en soi. Aujourd’hui, les écoles de danse ont heureusement changé, il y a des profs et des chorégraphes invités, on expérimente la création... Mais il y a un peu plus de vingt ans, c’était la norme. Être formé comme excellent.e.s technicien.ne.s. On avait un excellent niveau, mais aucun lien avec le monde extérieur. »

C’est peut-être ça, glisse Shantala à ce moment de l’entretien, qui lui a donné envie d’explorer autre chose, tout autre chose, à sa sortie du Conservatoire. Désapprendre l’apprentissage, rencontrer des artistes d’autres milieux, d’autres pratiques. « J’avais besoin de voyager, de travailler avec des musiciens sur scène, par exemple. Je ne voulais pas me renfermer dans une compagnie, mais diversifier ma pratique. »

Une volonté d’expansion et d’émancipation déterminante dans son parcours.

Car la suite, ce n’est pas moins d’un quarantaine de créations jusqu’à aujourd’hui, comme interprète pour de nombreuses compagnies, un peu partout en Europe. « J’avais vraiment envie de ça, j’ai bossé pour ça ».

Jusqu’à rencontrer, en Belgique, Mossoux-Bonté, sa « famille artistique ». « J’aime leur rapport au langage, qui n’est ni performatif, ni expressif, mais qui questionne tout en étant signifiant, trouble la perception tout en étant esthétisant et graphiquement puissant, qui fouille nos intérieurs dans une recherche constante de justesse. Quand j’ai vu leurs pièces la première fois, il y a eu comme une évidence en moi, que c’était ça que je voulais faire, que c’était exactement à cet endroit de sensibilité que la danse me parlait. Ce n’était pas pour faire des grands jetés, c’était pour toucher le public de cette façon-là, exactement. Et j’ai eu la chance de les rencontrer assez vite une fois arrivée à Bruxelles. »

Mais au fait, pourquoi Bruxelles ? « Il me semblait que la ville était d’une ouverture d’esprit folle, au niveau artistique, bien sûr, mais avec sa pluralité de langages, aussi. Il y avait cette audace de mêler tout dans une pièce. Une audace que je ne connaissais pas en France. Ici, on peut aller dans tous les sens sans se justifier. Et puis par rapport à Paris où le monde de la danse est de compétition, Bruxelles est bienveillante. »

Alors, tout en continuant à danser à Londres, en Hollande ou en France, elle resserre ses envies et ses projets et ses fréquentations artistiques sur la Belgique, rencontrant d’autres créateurs, Karine Pontiès, Isabella Soupart, Erika Zueneli…

 ©Aurélie Leporq

De la vidéo à la scène, de la solitude au groupe

A côté de son rôle d’interprète, elle créé en lien avec la vidéo.

D’abord, dans sa recherche qui se veut plurielle, des films chorégraphiques. Ce sera Emergences, en 2011, puis Embrace, en 2014. Tous les deux sont primés dans des festivals internationaux. Puis, de la danse, pure. Toujours seule en scène. Toujours autour de la représentation et la place de la femme. Une série de trois créations, de trois formats, forme longue, courte, moyenne. Despite Her, en 2016, une heure autour de la figure des diva américaines, autour du jazz et du blues, figures adulées par Shantala. Puis Carcan, en 2018, mini-forme de 11 minutes, sur les images qui font les femmes, la puissante, la mère, la religieuse.. ; toutes réunies en une femme qui s’avance, qui marche et qui s’avance. En marge de ce solo, sort The Magma Chamber, film chorégraphié réalisé en très étroite collaboration avec Antonin De Bemel, autour de la figure de la sorcière -Prix du jury et Prix du public du Festival Danse en Film 2018, NDLR. Elle à la chorégraphie et à l’interprétation, lui à la caméra, au montage et au son. Tous les deux dans son studio, à lui. Enfin, il y aura Alice, un solo de 30 minute, qui narre le rapport à l’imaginaire, à la solitude.

Dans ces différentes formes, une constante : Shantala est seule au plateau. Toujours. Jusqu’à Rafales, elle souhaite tester ses imaginaires, ses envies, ses limites. Seule. « Je suis toujours entourée d’une équipe artistique, bien sûr, mais j’avais besoin de ce moment de maturation en solo au plateau. D’explorer, de savoir quel était mon travail personnel avant d’inviter des gens à travailler avec moi, nous explique-t-elle ».

Puis ce sera la quarantaine au loin, la maternité ? Ou peut-être rien de tout ça, et simplement, le certitude ancrée, forte, qu’il est temps, qu’elle peut enfin prendre à bras le corps le métier de chorégraphe. « J’ai invité cinq personnes sur scène, je sentais que j’arrivais au bout de ce que je voulais faire seule sur scène, même si ce n’est pas certain que je ne retournerai jamais seule sur scène. Il ne faut jamais dire jamais... »

Alors ce sera Rafales, pièce sur l’entraide dans un groupe en situation de survie. Avec, en toile de fond, la migration. Le déclic de cette pièce ? Une photo aperçue sur internet, avant qu’elle ne disparaisse de la toile. « J’étais jeune maman. Un jour que je me baladais sur le net, je suis tombée sur un cliché pris au large de Lampedusa. On recherchait des corps des naufragés du 7 octobre 2019. Cette photo, c’était une photo de femme, habillée d’un jeans. Au fond de l’eau. Elle serrait encore son bébé dans les bras. Ce bébé avait 18 mois, l’âge de mon enfant à l’époque. Cette image m’a bouleversée. Ce n’était pas une photo crue, ni voyeuriste. J’ai beaucoup pleuré. Puis je me suis interrogée, aussi, sur cette empathie profonde, face à une inconnue, et l’écart avec notre incapacité à pouvoir nous entraider entre peuple. C’est devenu une nécessité de transposer cette émotion en poésie. »

Car Shantala est artiste, d’abord et avant tout. Son domaine, c’est l’image, le corps, le mouvement. Alors, bien entendu, au final, le fond est éminemment politique, puisque son déclencher l’est. Mais dans la forme, il reste le geste poétique. Geste qui interroge : que se passe-t-il à l’intérieur d’un groupe. Un groupe qui a tout quitté. Pour documenter ce geste, Shantala Pèpe lit. Beaucoup et encore. S’intéresse à la notion d’entraide, instinctive chez l’homme. « Il faut d’urgence réinventer un récit, pour s’opposer à cette société capitaliste post-darwinienne qui est la nôtre, explique l’artiste. Cette société qui voudrait nous faire croire que la vie est un terrain sans pitié où le plus fort gagne. Alors que les plantes, les animaux, connaissent la solidarité pour grandir, pour vivre. »

Politique poésie

Et Shantala Pèpe de poursuivre : « Moi, mon endroit, c’est la scène. L’image, la transposition scénique. La voix aussi, que j’investigue aussi dans mes créations. Pour Rafales, J’ai commencé à tresser un récit par rapport à une image, puis d’autres images me sont venues. Je l’ai écrit comme un scénario de cinéma, par scènes, par tableaux, sans voir tout de suite ce que ça donnerait sur scène. Puis on a travaillé sur ce canevas avec les interprètes : je leur ai proposé des thèmes d’improvisation autour de cette narration que j’avais créée. Certaines choses marchaient, d’autres moins. Les danseurs m’ont renvoyé des choses qui m’ont bouleversée, et ont bouleversé mon écriture, surtout. On a intégré ces moments. Le plateau, c’est un révélateur puissant. »

Et, partant de la migration Sud-Nord, au final, ce que Shantala et ses interprètes donnent à voir avec Rafales, c’est l’humanité entière et ses mouvements. « La thématique de la migration est universelle, souligne l’artiste. Elle est intemporelle. Je n’ai pas voulu présenter uniquement des gens racisés dans ce spectacle. Je ne voulais pas tomber dans le piège de stigmatisation mais plutôt renvoyer au public, majoritairement blanc, que nous sommes aussi ces gens-là, nous avons été et seront confrontés à migrer avec les crises climatiques qui arrivent, à demander l’accueil… Certains lisent dans Rafales l’Exode d’Egypte, la seconde Guerre Mondiale, la traversée de la Méditerranée…Et, au plateau, plus on se détache du récit réel, plus les corps se libèrent. Il n’existe pas vraiment de fin de l’histoire. » 

Sauf que. Une des fins, qui est comme un commencement, de l’histoire, celle de Shantala, c’est ce prix, pour Rafales. Un prix qui touche particulièrement la chorégraphe, qui y voit une reconnaissance de son travail à elle, mais aussi, surtout, du travail de toute son équipe, qui, malgré des tourments et des crises de doute, a supporté le projet, y a cru. « J’ai emmené l’équipe dans quelque chose dont on ne savait pas si ça allait continuer jusqu’au bout. C’est un véritable baume de leur offrir ce prix. »

Isabelle Plumhans

Pour aller plus loin

Voir le site de Shantala Pèpe.

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Jetez un coup d'oeil à d'autres de ces créations sur son compte Viméo.

Retrouvez l'ensemble du palmarès des Prix SACD 2022.

© Aurélie Leporq

©Aurélie Leporq

Coup de projecteur sur Shantala Pèpe, Prix SACD Chorégraphie 2022 pour "Rafales"
© Stéphane Joffart

Chorégraphe, danseuse et réalisatrice, Shantala Pèpe crée des spectacles et films chorégraphiques au croisement de la danse et du théâtre physique. Avec sa compagnie MANA fondée en 2015, elle développe une poétique de l'image à la fois onirique et immersive par le dialogue intime tissé entre le corps, le son et la lumière. Les figures d'ambivalence, entre puissance et fragilité, ainsi que le rapport à la solitude et aux mondes imaginaires et fantasmés traversent l'ensemble de son travail. Elle est également interprète pour les compagnies MossouxBonté, Focus et Chaliwaté.