Coup de projecteur sur Veronika Mabardi, Prix SACD-Scam 2022 !
Eden Palace © Catherine Nuyt
"Elle écrit des romans, elle écrit des pièces de théâtre, elle réalise des documentaires radio, elle travaille seule, elle travaille en collectif, elle a été néerlandophone, elle est francophone". C'est pour ses multiples casquettes, parce que "son oeuvre traverse les répertoires", mais aussi parce "qu'on se sent bien petits face à [l’immensité de son] talent" que Veronika Mabardi est l'heureuse lauréate du prix commun SACD-Scam 2022. À découvrir dès maintenant, l'éloge du comité belge et l'entretien de l'autrice réalisé par Cécile Berthaud !
L'éloge du Comité belge
Veronika Mabardi naît dans le mélange des cultures et des langues, entre flamand et français, Belgique et Égypte. Est-ce pour cela qu’elle ne peut se satisfaire d’un genre artistique et les mélange avec plaisir et talent ? Son oeuvre traverse les répertoires, du roman aux pièces de théâtre, en passant par la création radiophonique. Cette année, Veronika a publié un roman-récit Sauvage est celui qui se sauve et plusieurs de ses pièces de théâtre, dont Maman de l’autre côté ont été jouées sur nos scènes. Une actualité riche que nous avions envie de saluer en commun, Scam et SACD ensemble. Sauvage est celui qui se sauve l’a amenée jusqu’à la finale du Rossel et lui a valu le grand prix du roman de l’Académie. Dans une langue précise et précieuse, où tous les mots comptent, où tous les mots sont ciselés, où tous les mots vibrent, elle tisse le portrait de son frère trop tôt disparu, de leur relation, de leur amour. Un récit qui parle de famille, de liens, de la vie et de la mort, de ce qui reste et de ce qui disparaît, thèmes qui traversent toute son oeuvre. Une oeuvre sensible, profonde et tout simplement belle.
On se sent bien petits face à l’immensité du talent de Veronika. On se sent tellement grands, aussi, portés par cette générosité et la profondeur d’une âme dont les mots transpercent la chair pour venir se loger au fond de notre coeur.
Marie-Eglantine Petit, membre du Comité belge de la SACD
Isabelle Rey, présidente du Comité belge de la Scam
Veronika Mabardi, singulièrement multiple
Elle écrit des romans, elle écrit des pièces de théâtre, elle réalise des documentaires radio, elle travaille seule, elle travaille en collectif, elle a été néerlandophone, elle est francophone. Ce n’est pas l’arbre qui l’intéresse, ce n’est pas la montagne. Ce qui intéresse Veronika Mabardi, c’est le paysage. Qu’elle sillonne avec l’écriture en bandoulière et la curiosité en guise de boussole.
Ce prix commun ScamxSACD vient toucher une corde sensible. Il vient acter le droit à la diffraction. Il vient célébrer cette façon d’être dans de multiples disciplines artistiques comme un talent. « Ça me fait terriblement plaisir car ça cloue le bec à ce reproche récurrent de la dispersion que je me fais les jours de grisaille. À ces ‘tu ne sais pas te décider, choisis ton camp, tu écris pour la radio, le livre ou le théâtre’? J’ai mis du temps à comprendre qu’on me demandait à quel groupe j’appartenais. De la même façon qu’on me demandait si j’étais francophone ou néerlandophone, belge ou égyptienne. Mais ce type d’appartenance m’enferme fondamentalement. Alors qu’on pourrait articuler les appartenances par rapport à des désirs de futur ou comment on a envie de vivre ou ce qu’on a envie de faire ensemble, plutôt que par du ‘moi je suis ça’. En fait, c’est une question de territoires. J’ai toujours été dans plusieurs territoires, ma famille est dans plusieurs territoires et j’aime énormément la place de la traduction d’un territoire à l’autre. Et ce prix vient la reconnaître comme une vraie place et non pas comme la marque d’une indécision. ‘Touche à tout, dilettante’, m’a-t-on aussi dit. Ce prix vient célébrer la curiosité, le désir de ne pas s’installer dans un endroit et le déplacement », développe Veronika Mabardi, dont le dernier livre, Sauvage est celui qui se sauve, a été couronné du Grand prix du Roman 2022.
Les espaces
Savoir qu’il y a de multiples espaces, savoir qu’ils se nourrissent les uns les autres. Cette conscience, qu’elle a cultivée, a germé très tôt. Au sein de sa famille, d’abord. Avec une mère flamande, un père mi-belge, mi-égyptien, trois frères et sœurs dont deux nés en Corée. Au gré de déplacements ensuite. D’une école primaire néerlandophone très punitive, à un bout de la rue, elle passe à une école de sœurs, néerlandophone toujours, très familiale et bienveillante, à l’autre bout de la rue.
De Leuven, où la langue parlée est devenue source d’exclusion, elle est passée en un été à Louvain-la-Neuve. Là, elle s’inquiète pour sa maman, néerlandophone transplantée en territoire francophone. Tout n’est pas rose, mais Louvain-la-Neuve est alors boue et chantier, vaste terrain vague, une petite jungle « mais comme personne ne venait de Louvain-la-Neuve, ça remettait les choses à zéro ».
En secondaire, elle découvre de nouveaux territoires ou plutôt leurs frontières. « En 1ère année, on était incontenables. Il n’y avait pas de clôtures, on filait en bande dans les terrains vagues. À ce moment-là, c’était cosmopolite, il y avait des élèves de toutes les origines. Peu à peu un malaise s’est installé. J’ai constaté que certains d’entre nous pouvaient se permettre de déconner, transgresser, ne pas travailler, pour d’autres il n’y avait pas de
seconde chance. Le fils du cordonnier, par exemple. Entre nous, on disait : ils font le tri. Un jour j’ai fait le devoir d’une amie d’origine étrangère, et on a vu l’écart entre ses points et les miens… Je connaissais le racisme, le classisme, j’ai grandi avec deux enfants coréens, vu la condescendance envers ma mère qui n’est pas allée à l’université. Là, je percevais sourdement le clash entre les bonnes intentions chrétiennes, et les actes qui, mine de rien, faisaient mentir les mots. Heureusement, on pouvait débriefer tout ça à la maison. Mais, mes humanités ont été des années de colère », trace Veronika Mabardi.
Dans ce fracas, elle découvre le théâtre en 4ème, un espace joyeux, sans censure, où chacun peut parler, où beaucoup sont des jeunes qui ne rentrent pas dans le moule… Le jour où elle a poussé la porte de cette classe, elle s’est retrouvée face à Jean Mastin, un prof « tellement bizarre, un personnage à nul autre pareil avec des moustaches à la Dali, et par ailleurs un homme très intelligent et un très bon pédagogue. Je lui dois beaucoup », dit-elle.
Les possibles
Après les humanités, elle entre à l’IAD à Louvain-la-Neuve. En première année probatoire, elle a un prof hors du commun, provoquant, qui a d’emblée annoncé qu’il n’allait pas faire d’eux de bons instruments mais qu’ils allaient plutôt explorer ce qu’est le théâtre. « Il nous a fait faire plein d’expérimentations. Des impros dans la ville, des cours dans la piscine… On a fait des choses improbables et très, très inspirantes ! On n’a pas travaillé un seul personnage du répertoire. Sauf Le Cid. C’était très fort. » Mais le professeur se fait renvoyer et le directeur remet de l’ordre dans la classe. « On doit maîtriser trois scènes du répertoire pour le mois suivant, mais on n’a pas les outils pour ça. Bérénice avec son étole sur l’épaule : il n’y avait rien de possible pour moi. Et à la fin de l’année, sur les 17 élèves, 5 ont été gardés. Ça a été très violent », raconte-t-elle.
Elle essaie alors la voie classique, Germanique à l’université. Ça dure trois semaines et elle rejoint le Conservatoire en déclamation, tout en faisant de la recherche plateau sur le masque et le mouvement avec Guy Ramet. Il l’envoie ensuite chez Lassaâd Saïdi et elle fréquente parallèlement un cours d’improvisation façon « Actor’s Studio ». « Donc trois approches très différentes du théâtre. Cela m’a donné une nourriture multiple qui a fait que je ne me suis pas fondue dans une esthétique. Et ça me plaisait ces apports variés qui n’étaient pas forcément cohérents. Des choses qui étaient dites le midi en déclamation étaient démontées le soir chez Lassaâd, et inversement. En fait, ça m’a forcée à me positionner », résume Veronika Mabardi.
Le qui-vive
C’est probablement de toutes ces expériences fondatrices que lui vient la conscience que les trajectoires, les gens, les espaces s’alimentent les uns les autres. Que les frontières, les barrières, les moules enferment. Que la curiosité est une façon d’être au monde. En radio, en théâtre, en littérature, son travail est guidé par une grande vigilance à déconstruire les évidences et à se méfier de l’imaginaire pur car « il est le fruit du narratif que j’ai reçu, avalé ». Un qui-vive qui la tient en alerte dans les paysages qu'elle explore, qu’elle traverse, qu’elle sonde. Une forme d’in-quiétude domptée. « C’est l’écriture qui m’unifie et me contient. C’est un territoire en soi, un territoire de rencontre. Il y a des territoires multiples et je passe de l’un à l’autre avec l’écriture », précise-t-elle.
À regret, l’entretien doit prendre fin. Il s’est fait au cœur de la MEDAA, la Maison européenne des Auteurs et des Autrices, où siègent la SACD et la Scam. Une évidence pour celle qui a connu ce moment charnière où la SACD est devenue un toit pour les auteurs de théâtre. « En 1994, quelqu’un a clamé dans un journal ‘Il n’y a pas d’auteurs de théâtre en Belgique’. Face à cette aberration, on a été plus de 20 auteurs de théâtre à poser pour une photo devant l’Albertine comme droit de réponse dans le journal. Puisqu’on s’était rencontrés, on a voulu continuer ce mouvement commun et la SACD nous a dit ‘mais nous sommes là, ici c’est votre maison’. Ça a été fondateur, formidable ! Ici, on avait conscience d’exister comme auteurs », conclut-elle.
Propos recueillis par Cécile Berthaud
Pour aller plus loin
. Retrouvez l'ensemble du Palmarès.
. Voir la fiche Bela de Veronika Mabardi, sa page Objectif Plumes et sa page autrice chez Esperluète Editions.
. L'Emission radio Les acteurs de Bruxelles.
. La bande-annonce de Loin de Linden.
. Le Grand Prix du Roman.
© Michael Havenith/Collectif DR
© Pio Kalinski
Après avoir écrit, joué, mis en scène dans les compagnies Ateliers de l’Echange et Ricochets, Veronika Mabardi se tourne vers l'écriture pour le théâtre et la radio, seule ou en collaboration avec d'autres artistes. Elle enseigne à l’INSAS (Master d'Ecriture) et anime des ateliers. Ses textes de théâtre sont édités aux Éditions Lansman. Chez Esperluète, après Les Cerfs, elle publie Sauvage est celui qui se sauve, et aux éditions Weyrich, Rue du Chêne, destiné aux adultes apprenants en écriture.