Lumière sur Sara Selma Dolorès, Prix SACD Spectacle vivant 2024 pour Rire (pour en finir avec soi-même)
Sara Selma Dolorès, « figure incontournable du cabaret bruxellois », est l’heureuse lauréate du Prix SACD Spectacle vivant 2024 pour son drôle et bousculant Rire (pour en finir avec soi-même). Un spectacle dont l’écriture « s’invente dans l’instant, déconstruit les codes, fait honneur au clown et montre de quoi est capable la bouffonnerie ». Une première œuvre de théâtre qui consacre une autrice à la plume puissante et rare. Le Comité belge lui a écrit un éloge, et elle a accepté de répondre pour nous à quelques questions dans le cadre d’une interview passionnante réalisée par Cécile Berthaud. À lire dès à présent !
L'éloge du Comité belge
Décerner un prix à Rire, c’est accepter d’abord de rire de cette remise de prix qui consacre une artiste de la scène indisciplinée, plus familière du strass que de l’or sur la médaille.
Sara Selma Dolorès, figure incontournable du cabaret bruxellois, nous propose un spectacle-geste artistique qui échappe aux cases, et bam : voilà la bouffonne (d’aucun roi) couronnée. L’arroseuse est arrosée.
C’est que Sara Selma Dolorès, avec sa plume, arrose large. Elle nous éclabousse, déborde des cadres, renverse notre sérieux. Et elle le fait admirablement bien. Elle tient l’équilibre (rare) où la forme épouse le fond, sans jamais les dissocier. Sur scène, accompagnée par de brillant·e·s artistes, elle glisse entre les genres et les espaces, entre l’art dit « mineur » et le grand art. Une écriture qui bouscule, qui s’invente dans l’instant, déconstruit les codes, fait honneur au clown et montre de quoi est capable la bouffonnerie. Elle retourne la maison Théâtre et ça fait du bien. Et elle finit, par faire de l’irrévérence une nécessité joyeuse qui contamine et galvanise.
Et voilà la société d’auteur·ice·s d’art dramatique qui célèbre Sara Selma Dolorès et à travers elle, le cabaret plutôt habitué à être à l’écart des honneurs académiques. Après cela, qui sait ? L’ouverture d’un poste dédié au cabaret au Comité belge de la SACD ? Allez, soyons fous, soyons folles !
Ou peut- être que ce n’est pas si mal, de continuer à se faufiler joyeusement entre les cases, sans jamais se laisser attraper.
Charly Magonza, membre du Comité belge de la SACD
Sara Selma Dolorès, sous l’éclat de Rire
© Sara Selma Dolorès
Éclater de rire. Ce fut sa première réaction quand la SACD lui a annoncé qu’elle était lauréate du prix Spectacle vivant 2024. C’est que l’artiste de cabaret, venue des squats de Genève, n’est pas familière des lauriers. D’autant qu’avec « Rire (pour en finir avec soi-même) », elle écrivait pour le théâtre pour la première fois.
Il fait resplendissant et frais en ce matin d’avril sur la place du Jeu de Balle. De temps en temps, une bourrasque vient briser une babiole du marché aux puces, une autre fait disparaître dans les cieux bruxellois notre feuille de questions. Les paroles s’envolent, les écrits restent ? Pas sûr. Ce qui reste, pour sûr, ce sont les doutes, bien au chaud sous la veste vert prairie en fourrure de nounours de Sara Selma Dolorès, encore toute sonnée du succès de « Rire (pour en finir avec soi-même) » et des conditions de sa création. Pour remonter le fil de son parcours, il faut aller à Genève où elle est née d’un père tunisien et d’une mère hispano-suisse, dans « un silence retentissant » sur leurs origines et leurs cultures. « J’ai grandi dans cette ville internationale qu’est Genève, et qui n’a pas beaucoup de caractère. La question des racines a été compliquée pour moi pendant longtemps. Je me sens acculturée et venant de nulle part. Alors quand je suis arrivée à Bruxelles, j’ai fait table rase. J’ai changé de prénom en prenant ceux de mes grands-mères. Je suis dans le fragment. Mon identité, je la reconstitue. Mais ce n’est pas simple… », dit celle dont l’accent suisse a disparu.
Cirque, squat et théâtre
Parents séparés, père décédé à ses 15 ans, l’adolescente fuit le vide intellectuel et existentiel de chez elle en passant un maximum de temps dans le tout petit cirque sous chapiteau monté par sa tante. « Ça s'appelait ‘Le cirque éphémère’, c’était assez poétique et fou. De mes 11 à 18 ans, j’ai fait du trapèze, de la boule équilibre… J’étais l’enfant du cirque. Et j’y ai appris, aussi, à faire à manger pour 12 personnes dans une caravane. C’était super, c’était beau ! », se souvient-elle un sourire aux lèvres.
Ses secondaires terminées, elle demande à sa mère d’aller à l’université. Le « pourquoi faire ?» qui lui est répondu flèche la sortie. Sara Selma Dolorès quitte la maison et s’installe dans un squat (alors nombreux à Genève) qui deviendra emblématique de la contre-culture genevoise : le Goulet 13. Elle y passe quatre ans, apprend une foultitude de choses, des batailles judiciaires au cabaret qu’elle propose tous les premiers jeudis du mois. Elle réussit à intégrer l'école de théâtre Serge Martin, en obtient le diplôme (non reconnu en Belgique), mais n’accroche pas du tout avec le milieu. « Je les trouvais trop bourgeois et trop MeToo, je n’étais pas à l’aise avec ça, explique-t-elle. Et j’ai du mal avec la toute-puissance des metteurs en scène. La scène m’a saoulée. Mais j’ai continué à faire plein de trucs, des cabarets sous chapiteau, monter des festivals… J’ai beaucoup traîné du côté du théâtre de rue, des circassiens. Là, je sentais moins la question de la classe sociale. Finalement, je viens de là. »
Philo, chanson et cabaret
Arrive une mauvaise passe. Plus de squat, plus d’amoureux. Envie de partir. Sara Selma Dolorès fait un stage à Bruxelles. « J’hallucine comme c’est grand – Genève est toute petite. Je n’arrêtais pas de me perdre ». Comme elle se sent « paumée » dans sa vie, ce territoire où elle se perd sans cesse lui paraît idéal. Apprivoiser un lieu pour mieux se ré-apprivoiser elle-même, une sorte de thérapie géographique. « En 15 jours, je prends mes cliques et mes claques. J’ai 28 ans, j’arrive ici, je ne connais personne. Et je m’aperçois que quand t’es pas passée par le système, t’as pas de place. Je cherche la porte du théâtre, mais je comprendrai plus tard que la poignée est à l’intérieur », résume-t-elle avec son sens de la formule.
Période un peu galère. Pour combler sa solitude et son complexe d’infériorité, elle lit beaucoup de philosophie, prend des notes. Mais il se fait qu’en bas de chez elle, il y a le squat 123. Elle écrit une chanson, s’accompagne de deux couteaux de boucher et elle y va. Dans cette salle enfumée et bruyante, le silence se fait, on l’écoute. « Alors je continue, j’essaie, je fais des trucs, je rencontre des gens. À la bruxelloise, quoi. Avec Anne-Fleur Inizan et son accordéon asthmatique, on écrit des chansons. Ça va devenir ‘Boudin & Chansons’, un duo de femmes qui aiment les hommes et le cochon, très #balancetonporc dix ans avant. Il y avait là une esthétique de comique troupier, de cabaret, de chanson populaire. Et on jouait n’importe où. » Le duo détonant est sélectionné au festival Chalon dans la Rue. S’ensuivent cinq ans de tournée (2012-2015) et 350 dates. « En France, on tournait en théâtre de rue, en Belgique on jouait dans des caves et des ‘mauvais théâtres’. Deux nanas qui braillent comme des poissonnières, en string, en réglant leurs comptes avec les hommes, ça capte l’attention de Peggy Lee Cooper ou encore de Jean-Biche. Le Cabaret Mademoiselle ouvre en 2017 à Bruxelles et j’y joue souvent. Un jour, il y a deux ans, Mylène Lauzon, directrice de La Bellone, vient m’y voir. Elle me dit : ‘viens-là toi, arrête de faire la nouille, tu vas écrire un peu’. Et elle m’invite pour un mois de résidence d’écriture à La Bellone. J’y vais et je me fais un bad-trip de classe. C’est là que surgit ce qui va porter ‘Rire’ : et s’il y avait un rire de classe. Bien sûr, ce qui fait rire bouge, change avec le temps, les périodes, mais il y a un rire de classe. Je fais une présentation avec des fragments en sortie de résidence. Isabelle Bats et Mathias Varenne, de La Balsamine, me disent ‘maintenant, tu fais un spectacle avec ça’. J’ai dit oui. Et j’ai créé pour le théâtre pour la première fois de ma vie », raconte la jeune quadra.
© Sarah Brunori
Une reconnaissance des arts dits « mineurs »
Elle n’a jamais eu aussi peur que pendant la création de « Rire (pour en finir avec soi-même) » car les sujets abordés sont sensibles, c’est une voix qu’on entend peu et parce que depuis dix ans que son nom tourne, son passage au théâtre était attendu. « J’ai compris pourquoi des gens prennent des anxiolytiques, dit-elle encore abasourdie par l’intensité du stress. Pour la première, il n’y avait que des programmateurs et des journalistes. Un cauchemar. Heureusement, les gens ont trouvé ça super. J’étais contente et soulagée. »
Ce prix de la SACD, c’est comme la cerise sur le gâteau. « Je le prends comme une consécration de ce qu’on appelle ‘les arts mineurs’, c’est-à-dire le comique, le troupier, le clown, etc. Et ça, ça me fait très plaisir. Et ce choix de se pencher sur ces arts-là honore la SACD. Qui salue aussi, d’ailleurs, un texte qui n’existe pas, qui appartient à l’oralité, au souffle », souligne Sara Selma Dolorès qui travaille sans texte. Elle improvise au plateau sur base d’un canevas.
Des squats de Genève aux scènes bruxelloises, improviser a été le fil rouge de la vie de Sara Selma Dolorès. Improviser avec panache, avec culot. Avec brio.
Propos recueillis par Cécile Berthaud
Pour aller plus loin
- Lisez la page consacrée à Sara Selma Dolorès sur Modul
- Jetez un oeil à l'Instagram ou la page Facebook de Modul, communautés d'artistes et de producteur.ices bruxellois, utopistes et pragmatiques, qui proposent entre autres des aides et des formations, et dont fait parti Sara Selma Dolorès
- Allez visiter la page Facebook de sa compagnie, Thank you for coming
- Faites un tour sur l'Instagram, la page Facebook ou la page Mastodon de Sara Selma Dolorès
- Découvrez le palmarès des Prix SACD 2024
© Alice Piemme

© Vivien Ghiron
Sara Selma Dolorès (biffez la mention inutile) est encore une autre. Les sujets qu’elle aborde appartiennent plus volontiers au domaine de la Nuit qu’à celui du Jour, à la chanson populaire plutôt qu’à l’harmonie, aux traditions orales plutôt qu’au répertoire. Son travail agite les espaces publics, non-dédiés, tiers-lieux, bistroquets et autres cabarets à travelottes. Elle est la fille de sa ville, Bruxelles : bâtarde et perpétuellement en crise.